mercredi 9 décembre 2020

La poupée russe au Louvre

 I.

        Il était une fois une jolie poupée russe toute blonde, avec de beaux cheveux ondulés et un regard à l'étincelle allumée. Elle avait ceci de particulier que bon nombre de belles et désirables poupées russes, finement maquillées et délicatement parées de foulards colorés, elle portait à l'intérieur de son cœur toutes ses petites soeurs, aussi bien apprêtées que leur grande sœur.  
            La jolie poupée russe se trouvait donc en visite à Paris et comme toute touriste digne de ce nom, elle souhaitait absolument visiter le célèbre musée du Louvre au cours de son séjour. Un beau jour léger et fraîchement humide, elle se rendit donc à la galerie et s'y laissa déambuler au fil des couloirs, dans les successions de salles, d'époques et de genres.           
            Et tout d'un coup, face à un tableau "contemporain"', toutes ses petites sœurs à l'intérieur de son cœur se trouvèrent saisies d'une forte stupeur. La jolie poupée blonde, bien arrangée à l'extérieur, se sentit comme défaite. Elle s'assit sur une banquette et resta le regard figé sur le tableau. Elle ne distinguait rien de précis, que des formes vagues, et pourtant évocatrices... Par ici, comme un regard perçant, des yeux bleus qui fixent et vous transpercent comme discernant les fantômes se tenant derrière vous. Par là,  un instrument, mi-violon, mi guitare, avec des notes de dix cordes. Par là encore, un sourire optimiste et plein de charme, entouré d'êtres sympathiques et rieurs, aux silhouettes indéfinies. Dans un autre coin, une mère esseulée et éplorée dont les mains cherchant le contact à tout prix se transforment en griffes. Sur un nuage, un enfant ; un magnifique chérubin au front tout aussi curieux que soucieux.  Juste en dessous, une femme brune, à la chevelure dense,  avec un visage bien tracé dénotant ainsi un caractère affirmé. Tout là haut, des formules, des symboles, des étoiles, comme une nouvelle science sur le point d'éclore. Au centre, une ligne à la fois svelte et bien plantée qui spirale autour d'un squelette dont les os semblent...trembler...

            La jolie poupée blonde se tenait tant bien que mal sur sa banquette... face à ce tableau, elle se sentait comme fascinée ... des gouttes de sueur parlaient sur son front... ses mains devenaient moites... sa respiration devenait de plus en plus courte... elle se sentait partir... comme happée par le tableau... une impression de déjà vu... déjà vécu... dans une autre vie peut-être.... elle voyait ses propres os trembler ... et la spirale s'évaporer... tout d'un coup, le squelette s'effondrait... elle n'était plus...      
            La jolie poupée blonde bien sous tout rapport venait d'entendre ses sœurs à l'intérieur se réduire en cendres. Et pourtant elle restait là, sidérée et perdue dans l'onde du temps.... Elle ne vit pas combien de passants passèrent et la dévisagèrent. Elle n'entendit pas les commentaires ni les questions qui suggèrent. Elle ne sentit rien d'autre que le rien.           
            L'heure de fermeture arriva enfin et le gardien qui l'avait gardée à vue d'oeil se chargea de la réveiller. Avec brusquerie il la prit par le bras... "Maintenant ça suffit ; vous aller vous activer et retrouver la vraie vie!"  La jolie poupée blonde ouvrit grand les yeux; sa bouche s'arrondit pour laisser passer un... silence... elle était muette... aveugle et muette... Le gardien l'accompagna sans ménagement vers la sortie et la prévint : "Si vous revenez, je vous fais expulser".       
            La jolie poupée blonde toute choquée et abasourdie, encore muette, et les yeux rivés sur le souvenir des formes sentit à l'intérieur les cendres encore chaudes de ses petites sœurs. Son cœur se serra, ses yeux s'emplirent de tristesse et leur étincelle perdit de son éclat.  
Elle ne pouvait rester en l'état, l'âme errante et l'esprit divaguant. Elle devait comprendre ; regarder froidement ; trouver un détail, une différence, un mot de fin. Alors elle se résolut à franchir l'interdit. Elle retourna au musée de nuit. 
            Dans son pays, elle avait appris à se déjouer de certaines alarmes. Et puis, elle n'y allait pas pour voler. Dans l'obscurité, elle reconnut assez aisément le parcours qui la conduisait jusqu'au tableau. Munie de sa lampe de poche, elle appréciait ce nouvel éclairage qui laissait de la place aux ombres. Bientôt elle se trouva face au tableau. Depuis la banquette, elle commença à le scruter avec attention sous ces nouveaux jours successifs que lui offraient les auréoles de sa lampe.

            Tout était là : les yeux bleus, la musique, la facilité de contact, l'optimisme, l'étude, la famille, la mère, l'enfant, l'alliance, le squelette, la spirale. Elle regardait tout cela en respirant le plus tranquillement possible ; cercle après cercle. Elle cherchait, cherchait encore, cherchait inlassablement.... la différence... cet éclair qui lui apporterait la paix... la résurrection des cendres... la vie et la joie de ses sœurs... elle entendait son cœur battre comme un tambour... elle se mit écouter son rythme et à laisser sa main se balancer au gré de ses battements.  La lampe de poche commença alors à suivre un tracé sur la toile. Et petit à petit, la jolie poupée blonde vit une forme émerger de l'ombre... comme un autre squelette qui se désenchevêtrait, se redressait et faisait face à la spirale.
            La belle russe entendit à l'intérieur son coeur battre plus fort et perçut la voix de ses sœurs. Elles étaient joyeuses de ces retrouvailles ; comme si leurs cendres s'étaient condensées pour donner naissance à ce nouveau squelette qui bientôt devant la spirale se mit à danser. Les sœurs à l'intérieur de plus en plus joyeuses et revigorées tapaient des mains comme des forcenées. Alors un cœur commença à se former à l'intérieur du squelette nouveau-né. Les sœurs s'exclamèrent et se mirent à supplier la grande poupée blonde : "'Chante Grande Sœur ! Chante !".  
            La grande sœur un peu intimidée arrondit ses lèvres et... juste un filet de silence.
Les sœurs insistèrent : "Chante Grande Sœur, Chante!" La grande sœur arrondit ses lèvres et un "Ooohhhh" timide s'en échappa. L'écho de la salle vide l'amplifia tellement qu'elle en sursauta. "Chante encore Grande Sœur, Chante !" Alors la voix de la grande sœur prit de l'assurance et une mélodie commença à suivre le rythme des battements de cœur.         
            La lampe dessinait toujours son tracé sur la toile ; de l'ombre avait surgi le squelette faisant face à la spirale ; puis un cœur s'était logé en son centre et voilà que maintenant la structure s'étoffait petit à petit de foulards colorés et bientôt apparut un visage délicatement maquillé. La grande sœur s'arrêta soudain de chanter la gorge nouée par l'émotion : elle venait de reconnaître l'une de ses sœurs qu'elle avait oubliée en chemin, un jour de vent en spirale, sur une musique de dix cordes. Un jour de zéphyr-désir, elle avait partagé un peu de sa chair ; elle en avait senti la brûlure de la coupure...  Son sang avait commencé à perler, puis à couler... Bientôt le flot se tarit, elle blêmit... Sans le savoir, écorchée vive, elle y avait laissé la peau.
Lorsqu'elle vit sa soeur reprendre forme, la jolie russe la prit dans ses bras, et ensemble depuis la banquette, elles restèrent un long moment à contempler le tableau. Elles étaient souriantes et en paix ; la spirale pouvait continuer ; elles ne se laisseraient plus happer.           
Délicieusement enlacées l'une à l'autre, elles s'assoupirent sur la banquette.      
Tant pis pour le gardien. Elles étaient ensemble et plus fortes ensemble, elles affronteraient le lendemain.

 

II.

Le ciel était gris et maussade. Les nuages bas formaient un couvercle pesant au-dessus des toits hérissés de cheminées et d'antennes. Elles étaient comme autant de herses tentant vainement de déchirer la toile épaisse et grisâtre du plafond empesé afin de le rayer d'un trait de ciel bleu ou d'une courbe de lumière.
Il contemplait ce geste désespéré des habitations parisiennes depuis la fenêtre de son bureau au dernier étage de son immeuble haussmannien.
Sa réflexion était entrecoupée de soupirs et de claquements de langue. Machinalement, il se passait la main droite dans les cheveux comme si  cela  pouvait l'aider à mettre de l'ordre dans des pensées aussi visqueuses et collantes  qu'un gruau pauvre et sans attrait dont la surface éclate en bulles anarchiques dès lors qu'il est trop chauffé.
Empêtré dans cette sensation de lourdeur et d'embarras, le conservateur du Louvre, vêtu d'un costume trois pièces au bleu suranné et aux rayures aristocratiques, pivota sur ses talons, s'approcha de son bureau et lut pour la énième fois les différents gros titres de la presse.


"Le Louvre : un hôtel de passage"
" Le plus grand musée de France aussi sûr qu'un hall de gare"
"Les alarmes du Louvre connues du KGB"
"Où passe le budget du patrimoine ? Certes pas  dans la sécurité !"
Le conservateur prenait les journaux un par un, lisait un chapeau sur l'un, quelques lignes dans un autre, et il les jetait sur sa table de travail, pêle-mêle, la mine perplexe et dépitée.
"Mais comment a-t-elle fait ?" "Et pourquoi ?" "Que faisait-elle sur cette banquette?"
Ces 3 questions le taraudaient, le démangeaient, l'agaçaient de leur valse lancinante dans les méandres embourbés de son cerveau.
Il était arrivé presque en même temps que la police venue arrêter la "suspecte" comme il l'avait ordonné au gardien de ronde du petit matin.
Au téléphone, à 4h14, celui-ci avait été bref et sec : "Monsieur le Conservateur,  nous avons un code 5412. J'appelle les  forces de l'ordre".

 

L'appel avait tiré le conservateur de sa méditation nocturne. Depuis de nombreuses années, des insomnies assaillaient quotidiennement ses nuits entre 3h30 et 5h. Il avait tout essayé : clinique du sommeil, hypnose, EMDR, acupuncture, magnétisme.... rien n'y avait fait. Il semblait condamné à vivre le reste de ses nuits l'oeil grand ouvert entre 3h30 et 5h.
Alors dans son appartement feutré, au creux de l'obscurité, après avoir savouré un fruit ou bu une tisane parfumée, il s'asseyait dans son fauteuil Ancien Régime, se couvrait d'une couverture, et il attendait.
Il observait les contours des meubles dans la pénombre, entendait au loin parfois le vrombissement d'une voiture , sentait l'odeur du papier vieilli de ses collections de livres alignés sur de mètres de bibliothèque. Et puis, il percevait dans ses pieds la vibration du sol au passage du premier métro de la journée. Il se levait alors, pliait sa couverture qu'il déposait avec soin sur son fauteuil, tapotait le dossier et retournait se coucher.
Ce matin là, à 4h14 précises, le téléphone avait sonné. Il avait sursauté comme surpris dans un rêve et avait décroché d'un mouvement automatique. "Allô ? (...) Ohh ! (...) Oui, la procédure. Appliquez la procédure."
Pris d'une soudaine frénésie, il s'habilla promptement et se rendit au musée aussi vite que sa voiture de fonctionnaire, ancienne bien que bien entretenue, le lui permit.
Quand il arriva dans les arrières du musée, il trouva 2 motos, une voiture et un fourgon de police garés en file indienne devant les accès et empêchant tout passage. La lueur bleutée et intermittente des gyrophares accentuait l'air fantasmagorique de ce petit matin brumeux. Il dût garer sa Peugeot un peu plus loin et revenir à pied, inquiet et marmonnant du brouillard. Alors qu'il approchait du porche, il distingua seulement une silhouette féminine, vêtue d'un imperméable clair, affublée de la masse imposante d'un policier en uniforme qui lui écrasait la tête de sa large main et la poussait en l'engouffrant dans le fourgon. Il put à peine voir la couleur blonde de la chevelure "suspecte" se rebeller sous la bousculade bourrue de l'agent. À part l'élan de cette mèche, rien ne laissait entrevoir chez cette femme une quelconque opposition ou résistance.

Un des agents en civil présents interrompit sa conversation avec le garde du matin et le concierge et s'approcha du conservateur : "M. Thibaud, merci d'être venu, ce n'était pas la peine. Tout est en ordre. Nous emmenons la suspecte au poste et nous l'interrogeons. Aucun vol à déplorer. Je vous tiens au courant. Passez au poste dans la matinée pour signer votre plainte."

 III.

M. Thibaud se tenait donc là debout près de son bureau, les mains dans les poches, les coudes en anses de jarre qui retenaient sa veste dont le col se déformait sous le pli vers l'arrière. Le gilet déboutonné laissait voir la chemise entrouverte et la cravate défaite. Ébouriffé à force de se coiffer et décoiffer à main nue, il avait l'air hagard de ceux qui ont passé une mauvaise nuit. Il regardait hirsute et désorienté la pile de journaux amoncelés sur sa table et voyait flotter au-dessus d'eux cette silhouette de femme à la chevelure blonde et débordante.
La perplexité le laissait perdu dans le vague. Comment cette femme d'abord plutôt apparemment docile s'y était-elle pris pour déjouer des alarmes parmi les plus modernes et infaillibles si ce n'est du monde du moins d'Europe ? Avait-elle un complice ? Un employé qu'elle aurait soudoyé ? Et pourquoi était-elle restée à s'endormir sur la banquette ? Pourquoi ne n'était-elle pas enfuie avant la ronde du gardien ? Si elle n'avait rien volé, peut-être avait-elle laissé quelque chose sur place ?
Un frisson parcourut le conservateur...
Et si elle était venue en reconnaissance ou pour cacher du matériel ou des armes pour un prochain coup ?
Blêmissant soudain, il attrapa son téléphone :
"Bureau Central de la sécurité ? Avez-vous vérifié que la suspecte de cette nuit n'a rien laissé dans le musée. Passez tout au peigne fin... les salles, les couloirs, les escaliers, les sanitaires, tout, absolument tout. Prenez toutes les équipes dont vous avez besoin et transmettez-moi votre rapport dans une heure au plus tard."
Sans attendre la réponse il raccrocha, se coiffa puis se décoiffa à main nue, arpenta son bureau, se prépara un café, et commença à faire les cent pas, entrecoupés de café et de ciel gris et maussade au dessus des toits hérissés de Paris.

 

L'heure avait passé, égrenant ses minutes vertes d'angoisse sur le cadran  de l'horloge digitale à peine visible sous l'amoncellement des journaux.
Le conservateur tapotait nerveusement le bord de son bureau, l'oeil noir, et le visage crispé. L'appel tant attendu n'était pas venu.
Contrarié de ne pouvoir glaner de nouvelles pistes, il décida d'enfiler son duffle-coat marron pour se rendre au commissariat.
Il ouvrait la porte de son bureau et soudain la sonnerie nasillarde de son téléphone retentit. Il se précipita sur le combiné en sueur :
"Allô?"
"M. le Conservateur ? Nous avons tout inspecté selon vos ordres. Et rien..."
Le visage de M. Thibaud se renfrogna davantage ; sa mâchoire se serra laissant saillir la dureté de son amertume.
L'employé poursuivit : "rien de très significatif, si ce n'est un foulard coloré. Souhaitez-vous que je vous le fasse apporter ?"
Soulagé, le conservateur laissa échapper un raclement de gorge et se reprenant répondit sèchement :
"Merci ; ce n'est pas la peine ; je pars maintenant pour le commissariat ; je passe par votre bureau."
Il raccrocha et se précipita hors de son bureau.

"Pour le chef, ça doit en être une tuile cette affaire !" commenta l'employé de sécurité à son collègue.  "Prépare le foulard. Il arrive."

Ils entendirent des pas résonner au fond du couloir gris béton des coulisses du musée et se mirent comme au garde à vous.
"Monsieur. Le foulard Monsieur"
Le conservateur prit l'étoffe, fit un signe de la tête en guise de remerciement et s'en retourna prestement vers la sortie.


À l'extérieur, le jour s'était levé.
Les rayons du soleil perçaient timides la couverture nuageuse et venaient offrir leur lumière aux flaques d'humidité réverbérantes des trottoirs ainsi pailletés de reflets de lune argentée.
Le conservateur s'interrompit dans son élan. Il huma l'air en exhalant des volutes vaporeusement fraîches et se mit à observer le foulard. Sa mousseline légère portait le poids de lourdes fleurs rouges aux pétales fournis et volumineux s'amoncelant sur un fond noir profond. Le tissu délicat fuyait entre les doigts du conservateur comme s'il regrettait de s'être laissé trouver. P-ê était-ce à cause de son parfum que les gardes avaient pu le remarquer ? Un parfum épais comme les pétales, aussi enveloppant que l'étole et à la fois évanescent.
Le conservateur s'en laissa imprégner à petites bouffées. Un goût de connu vint raviver ses papilles abruties par la succession de cafés du matin.
Il aurait juré que ce parfum peu commun l'avait déjà effleuré.
Le passage d'une voiture et les éclaboussures dans son sillage tirèrent le conservateur de sa rêverie.
Il s'écarta alerte, fourra le foulard dans sa poche et reprit son pas pressé en direction du commissariat.

 

 IV.

Il franchit le porche de pierre blanche sans prêter la moindre attention au planton de service.
Ses talons commencèrent à claquer et à résonner sur le pavé humide et glissant. Il s'arrêta un instant dans la cour intérieure et fit un tour sur lui même. Des portes vitrées toutes identiques sur chaque côté de l'ancienne place d'armes.
Il plissa les yeux et aperçut vers le fond une flèche et se résolut à la suivre.
La porte vitrée fermée derrière lui, il se retrouva dans une sorte de hall poussiéreux et mal éclairé.
"Pas mieux lotis que le culture" pensa-t-il.
Il entreprit de gravir l'escalier en bois élimé que plus personne ne criait depuis bien longtemps. Les marches creusées crissaient sous son poids. Il arriva bientôt au 1er étage dans un couloir dallé de carrés plastiques blancs et noirs. Il passa devant quelques portes grises en déchiffrant les étiquettes nominatives collées dessus.
À la quatrième, il s'arrêta. "Commissaire Simon".
Il frappa et après un bref instant un "Entrez" sonore et rocailleux surgit du silence ouateux.
Il poussa la porte et découvrit un bureau ni grand ni petit, éclairé par une grande croisée mal jointée, des murs lambrissés jusqu'à mis-hauteur d'un bois peint de la même couleur uniforme que les portes et tapissés sur le haut d'un papier blanc cassé flétri et auréole par endroits. Quelques posters écornés célébrant la gloire des forces armées se disputaient l'espace avec des affichages de circulaires et de notes manuscrites.
Sur la gauche un porte manteau et un meuble bas métallique aux portes coulissantes décalées et entre-ouvertes comme laissant s'écouler un trop-plein de paperasse indigeste.
À droite le lourd bureau du commissaire croulant sous les chemises et les dossiers à boucles de ceinture.
Le commissaire se leva et pria l'arrivant de s'asseoir sur l'une des deux chaises au siège plastique rembourré à la manière des selles de moto.
"M. le Conservateur ! Merci d'être venu ! Je suis navré de ce qui s'est produit cette nuit au Musée. Sachez que nous ferons tout notre possible pour élucider cette affaire au plus tôt. Nos moyens sont ceux dont nous disposons mais nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour résoudre la situation.
Nous avons interrogé l'interpelée ce matin dés notre arrivée ici et pour l'instant, rien. Elle ne dit rien. Elle s'entête dans le silence. Nous avons procédé aux tests de routine d'alcoolémie et de stupéfiants. Rien à signaler. Nous l'avons placée en cellule isolée pour une garde à vue. Nous attendons la visite d'un psychiatre pour une évaluation de son équilibre mental.
Je vous ai préparé les formulaires de dépôt de plainte. Je vous écoute pour les remplir".
Le conservateur remercia poliment le policier, commença à décliner son identité. Il mit la main à la poche pour prendre son portefeuille et sortir ses papiers. Il sentit alors sous sa main le tissu fuyant du foulard coloré.
Son regard se figea, se perdit un instant dans le vague puis avec un léger trouble dans la voix s'adressa au Commissaire.
"Est-ce que je pourrais la voir ?"
Le Commissaire n'en crut pas ses oreilles. "Pardon ?"
"Oui, je sais. Ça peut paraître un peu fou. Mais je voudrais la voir, lui parler, avant quoi que ce soit. Avant le psychiatre, avant l'avocat, avant la plainte."
"Ce n'est pas dans la procédure ça, M. Le Conservateur. Ce que vous me demandez est franchement impossible.  Non seulement ça fausse l'enquête mais en plus je risque ma place pour faute professionnelle grave !"
"Je vous demande juste 10 minutes, M. Le Commissaire. 10 minutes pour me donner une chance de comprendre"
Le Commissaire resta perplexe face à cette insistance qui lui paraissait des plus déraisonnables. Mais après tout, la suspecte semblait plutôt inoffensive  et vu son silence de pierre tombale, bien chanceux serait le conservateur s'il parvenait à lui arracher un mot.
"Juste 10 minutes" répéta le conservateur.
"D'accord. 10 minutes. Pas une de plus. Ici dans mon bureau et je reste à la porte."